Mgr Nicodème Barrigah-Benissan: « Nous ne nous attendions pas à des succès spectaculaires, car la réconciliation se produit d’abord dans les cœurs et les esprits » (INTERVIEW)

Après Lomé, Dapaong et Kara, la Commission Vérité, Justice et Réconciliation (CVJR) installe son Quartier Général (QG) du 5 au 12 octobre à Sokodé (environ 375 km au nord de Lomé) pour ses audiences publiques et privées.

L’envoyé spécial de l’Agence Savoir News s’est rapproché du président de la CVJR Mgr Nicodème Barrigah-Benissan, pour un entretien à bâtons rompus. Lisez plutôt.

Savoir News : La CVJR a amorcé depuis quelques jours, la phase cruciale de sa mission. Après les étapes de Lomé, Dapaong et Kara, quelles sont vos premières impressions ?

Mgr Nicodème Barrigah-Benissan: Nous ne nous attendions pas à des succès spectaculaires, car la réconciliation se produit d’abord dans les cœurs et les esprits. Notre appréciation est globalement positive au regard de certains indices que nous avons notés, notamment l’affluence grandissante de la population dans les salles pour suivre en direct les sessions de témoignage, le changement de « ton » dans le droit de réponse des Forces Armées Togolaises et le soulagement exprimé par un bon nombre de victimes auditionnées »

Savoir News : Qu’est-ce qui vous a le plus marqué durant ces audiences ?

Mgr Nicodème Barrigah-Benissan: Les récits entendus sont souvent très émouvants ; ils vous remuent au plus profond de vous-mêmes. Comme par exemple le cas de ce jeune homme qui perd la vie à la suite de tortures inhumaines pour une somme d’argent qu’il n’a pas volée, ou celui de ce prisonnier qui, privé de nourriture et d’eau meurt d’inanition… De tels récits méritent d’être entendus, car ce sont des situations que nous devons bannir à jamais de notre pays. C’est pour cette raison que nous insistons sur la médiatisation des audiences. Je note d’ailleurs avec espoir le démarrage des retransmissions en direct sur les médias de service public ; il est vrai que la fréquence est encore intermittente notamment sur la TVT, mais nous espérons que le gouvernement prendra ses responsabilités afin que les audiences soient retransmises par les médias d’Etat pour que nos compatriotes puissent suivre et partager la douleur et les détresses des victimes. C’est aussi à ce prix que nous pouvons espérer exorciser nos démons, amorcer la dynamique de la contrition et du pardon pour, en fin des comptes, regarder ensemble vers un avenir commun apaisé au nom de la concorde nationale.

Savoir News: Avez-vous le sentiment que les témoins et victimes sont sincères dans leurs témoignages?

Mgr Nicodème Barrigah-Benissan: Il est difficile de jauger les sentiments des uns et des autres afin de déterminer le degré de sincérité qui empreint les témoignages. Je pense, cependant, que la plupart des récits sont crédibles, même s’ils sont parfois incomplets et subjectifs. En les écoutant, nous avons pu mesurer la douleur, la souffrance et la détresse de nos concitoyens pour les exactions qu’ils ont subies et dont certain, portent encore les séquelles et les stigmates. Cela dit, je n’exclus pas des possibilités de manipulation de la part de certains témoins, victimes ou auteurs présumés.

Savoir News: Apparemment les Forces armées togolaises (FAT) sont revenues à de meilleurs sentiments, après l’incident de Lomé. Comment analysez-vous leur attitude?

Mgr Nicodème Barrigah-Benissan: On ne peut que se réjouir de la participation institutionnelle des Forces Armées Togolaises aux audiences pour donner la version de l’Armée en tant que corps constitué de l’Etat. Je crois que la hiérarchie militaire a mieux compris la procédure d’exercice du droit de réponse maintenant que par le passé. Vous aurez remarqué, d’ailleurs, que les Forces Armées Togolaises, tout en reconnaissant le principe de la responsabilité institutionnelle, soulignent que certains faits relèveraient de la responsabilité individuelle de leurs membres

Savoir News : Avez-vous déjà auditionné une fois l’un des auteurs présumés des exactions? Si oui, cela a porté sur quel évènement?

Mgr Nicodème Barrigah-Benissan: Les auteurs présumés ayant saisi directement la Commission ne sont pas nombreux, simplement parce que la CVJR ne peut pas accorder l’amnistie en cas d’aveu. Nous avons envoyé des notifications à des auteurs présumés cités au cours des audiences et certains d’entre eux nous ont signalé leur intention de répondre dans les prochains jours.

Savoir News : Selon nos investigations à travers certaines localités de Lomé, Dapaong et Kara, nombre de Togolais restent toujours sceptiques vis-à-vis du processus de réconciliation. D’aucuns estiment que ces audiences se déroulent dans un sens unique: seuls les témoins et victimes sont auditionnés, alors que pour une vraie réconciliation, les auteurs devraient également se présenter, pour s’expliquer et demander pardon aux victimes. Que dites-vous?

Mgr Nicodème Barrigah-Benissan: Le scepticisme de certains de nos compatriotes est dû à diverses raisons que je comprends aisément. Quand on regarde le contexte social politique avec ses nombreux clivages, on ne peut pas s’étonner que des Togolais et de Togolaise, soient réservés vis-à-vis du processus. Je crois que si la tension politique n’était pas toujours aussi persistante, nos compatriotes seraient moins réticents. Cela étant, peut-on réellement qualifier nos audiences de « réconciliation à sens unique »?

La réalité me parait beaucoup plus nuancée. Lorsque deux communautés ou groupes qui se sont affrontés comme à Barkoissi ou Bassar témoignent l’un après l’autre, je crois qu’on ne peut pas parler d’une démarche à sens unique. De même, lorsque l’armée présente sa compassion aux victimes, je pense qu’il s’agit d’un effort de dialogue. Les cas individuels aussi viendront bientôt, comme je le disais, puisque nous aurons aussi le témoignage d’auteurs présumés.

Savoir News : Certains Togolais ne comprennent pas le fait que certaines audiences se déroulent à huis clos. Ne pensez-vous pas que cette forme d’audience jette un peu de doute sur votre mission à cette époque et que cela puisse servir de créneau à certains auteurs?

Mgr Nicodème Barrigah-Benissan: Les audiences à huis clos ou in camera ne sont pas ouvertes au public ni médiatisées. La décision d’écouter des personnes in camera (à huis clos) peut être prise à l’initiative de la CVJR ou à la demande de la personne à entendre selon la charge que porte les faits allégués, la qualité des protagonistes et les besoins relatifs à la protection des parties prenantes. Jusqu’à présent, les audiences à huis clos ou en privé ont été demandées par les victimes et les témoins, surtout pour des raisons de sécurité. Dans certains cas d’abus et de violations graves des droits de l’homme ou de violences liées au genre, comme par exemple les violences sexuelles, les personnes concernées ne consentent à venir aux audiences que dans le cadre d’audiences à huis clos. Nous respectons leur choix.

Savoir News : Quel message avez-vous à l’endroit des Togolais ?

Mgr Nicodème Barrigah-Benissan: Lors d’une des audiences tenues ici à Kara, une victime a fait une déclaration qui m’a glacé d’effroi : « Je ne leur pardonnerai jamais ce qu’ils m’ont fait subir ; j’attends le jour de ma vengeance. J’ai mis au monde beaucoup d’enfants pour qu’au moins l’un d’entre eux puisse me venger un jour ».

Tant que des concitoyens sont habités par l’esprit de vengeance, la mission de la Commission a tout son sens.

Mon message est tout simple: si nous inoculons le virus de la vengeance à nos enfants, c’est leur avenir que nous détruisons. Faisons ensemble l’effort de la contrition et du pardon pour que notre Pays sorte enfin du cycle des violences.

Propos recueillis par notre envoyé spécial, Nicolas KOFFIGAN

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