Politique : Interview exclusive de Jean Pierre Fabre, chef de file de l’opposition

Président de l’Alliance Nationale pour le Changement (ANC), M. Jean Pierre Fabre est le chef de file de l’opposition au regard des résultats des élections législatives de juillet 2013, son parti ayant plus de sièges au Parlement que les autres formations politiques de l’opposition.

Lundi dernier, le Conseil des ministres a pris un décret relatif aux modalités d’application de la loi portant statut de l’opposition. Le décret détermine les avantages et privilèges du chef de file de l’opposition pour la durée de la législature, ainsi que ses obligations.

Dans une interview exclusive à l’Agence Savoir News, M.Fabre se prononce sur le contenu de ce texte. D’autres sujets ont été également abordés notamment la lettre qu’il a adressée au chef de l’Etat Faure Gnassingbé le 13 janvier, le dossier des incendies des marchés etc…

Savoir News : M.Fabre, comment vous vous portez ?

Jean Pierre Fabre : Par la grâce de Dieu, je me porte très bien.

Quel est l’état de santé de l’ANC, 9 mois après la présidentielle ?

L’ANC se porte comme un parti qui s’efforce constamment de progresser pour atteindre les objectifs qu’il s’est fixés. Pour mieux occuper le terrain nous venons de créer dix fédérations supplémentaires. Ce qui permet un meilleur quadrillage du territoire national par la réduction de la superficie de certaines fédérations.

Avant l’élection présidentielle du 25 avril 2015, l’ANC avait 70 fédérations dont 3 fédérations internationales représentant le parti à l’étranger. Aujourd’hui, par redécoupage de certaines préfectures et fédérations, nous totalisons 89 fédérations, avec le souci permanent d’améliorer l’implantation du parti.

Ce redécoupage permet de réduire la superficie des fédérations pour faciliter le travail des responsables fédéraux. Bien entendu, le revers de cette stratégie, c’est qu’il faut trouver les moyens de faire fonctionner un plus grand nombre de fédérations. C’est le défi que nous devons relever. Et ce n’est pas aisé.

Je voudrais au passage saluer la fidélité et la loyauté de toutes ces femmes et de tous ces hommes qui travaillent chaque jour avec engagement et détermination pour mener à bien et avec conviction, le projet ANC.

Le 13 janvier dernier, vous avez adressé une lettre au chef de l’Etat, dans laquelle vous avez soulevé certaines préoccupations. Abordons d’abord la forme de cette correspondance. Elle a été adressée à son « Excellence Monsieur le Président de la République ». La page de la présidentielle est donc finalement tournée ?

En guise de réponse à cette question je vous renvoie tout d’abord à la réplique que le Groupe Parlementaire ANC a donnée, le 29 juin 2015, lors de la présentation du programme d’action du Premier Ministre Klassou à l’Assemblée nationale.

En effet, pour l’ANC, nous sommes en présence d’un pouvoir issu d’un coup de force électoral et avec lequel l’ensemble du pays se voit contraint de composer, à son corps défendant. A partir de ce moment nous n’avons aucun problème avec les habillages protocolaires. L’essentiel étant les problèmes réels, qui préoccupent les populations togolaises et pour lesquels nous luttons inlassablement.

Du reste, une lecture plus studieuse de cette lettre vous permettra de noter que « la page de la présidentielle » reste encore largement ouverte puisque je maintiens que les populations togolaises et CAP 2015 n’en reconnaissent pas les résultats.

Qui est aujourd’hui le président de la République ?

Relisez donc ma lettre du 13 janvier ainsi que l’intervention du groupe parlementaire ANC, le jour de la présentation du programme d’action du Gouvernement devant la Représentation nationale. Vous serez édifié.

Mais vous reconnaissez implicitement la victoire de Faure Gnassingbé ?

Ne feignez pas de manquer d’esprit de discernement. J’ai déjà répondu à cette question.

Dans la lettre, on a également constaté que le ton a un peu changé. Ce qui a d’ailleurs poussé un journal paru la semaine dernière, à se demander si M.Fabre a mis de l’eau dans son vin ?

Je n’ai pas de commentaire à faire sur ce genre de remarques qui ne nous amènent pas bien loin. Jean-Pierre Fabre a écrit au chef de l’Etat dans les formes consacrées, pour lui porter un message clair et sans équivoque sur des questions d’intérêt national. C’est tout. Les aspects que vous soulignez nous éloignent de l’essentiel.

Pour vous, c’est quoi l’essentiel ?

L’essentiel, c’est la situation de notre pays. L’essentiel c’est le quotidien difficile et intenable des Togolaises et des Togolais.

Pourquoi avez-vous choisi ce moment précis pour lui adresser cette lettre ?

J’ai choisi une date symbolique, le 13 janvier. Une date funeste pour notre pays : celle de l’assassinat du président Sylvanus Olympio. Cette date avait été choisie lors de la conférence nationale souveraine, comme une date de recueillement. C’est un repère très important pour moi.

En qualité de Chef de file de l’opposition, avez-vous consulté vos +amis+ de l’opposition avant d’envoyer ce courrier au chef de l’Etat ?

Pour garder la confidentialité, le sérieux et la solennité de l’acte, je n’ai mis que certains responsables de CAP 2015 dans le secret.

Mais pourquoi, seulement des responsables de CAP 2015 ?

Ce sont des partenaires sérieux, conséquents et cohérents dans leurs orientations et dans leurs prises de positions. Des partenaires dont je salue au passage, l’esprit d’équipe et de responsabilité. De plus nous partageons la même vision en tant que partis de l’opposition, nous nous comprenons et nous nous respectons. Ne cherchez pas plus loin.

En tant que chef de file de l’opposition, le bon ton demande à ce que vous consulter les autres avant de poser cet acte

Le bon ton demande surtout que je prenne des initiatives dans l’intérêt de tous et surtout de l’opposition. Si un parti d’opposition devait contester l’un des sujets évoqués dans la lettre, on pourrait en discuter.

Mais si tel n’est pas le cas, tous les partis de l’opposition devraient soutenir l’initiative et œuvrer pour son aboutissement rapide. Nous devons maintenant agir avec rigueur. Le manque de rigueur est l’une des raisons fondamentales de nos problèmes dans ce pays. Je souhaiterais que l’on juge le fond de la lettre et l’objectif visé plutôt que de monter en épingle toutes ces petites histoires, sur lesquelles je ne veux plus m’attarder.

Laissons donc de côté les vétilles et agissons avec rigueur et efficacité dans l’intérêt de l’alternance et du changement auxquels nous aspirons tous. Nous avons perdu assez de temps en querelles stériles, sur des sujets qui n’en valent pas la peine.

Rigoureux envers qui ?

Rigoureux dans la conduite de l’action politique.

Quelles sont les grandes lignes de cette lettre adressée au chef de l’Etat ?

Elle commence par un constat. Déjà 10 ans que nous avons signé l’Accord Politique Global (APG) qui prescrit les réformes institutionnelles et constitutionnelles pour régler définitivement la crise togolaise. Les populations togolaises et la classe politique sont toujours dans l’attente de la mise en œuvre de ces réformes.

M. Faure Gnassingbé aurait pu saisir l’occasion de son adresse à la nation, le 2 janvier dernier, pour annoncer l’ouverture concrète de certains chantiers.
Mais il s’en est abstenu, préférant un « dès que possible » aux contours nébuleux, en ce qui concerne les réformes et les élections locales. Ce qui nous confirme dans l’idée que la volonté politique de mettre en œuvre les réformes prescrites par l’APG n’existe pas.

Le pouvoir, après avoir signé un accord, ne peut pas s’employer continuellement à se soustraire à son exécution. Et c’est parce que les réformes prescrites par l’APG n’ont pas été mises en œuvre, que les élections, notamment la présidentielle dernière, n’ont été ni transparentes, ni équitables. Voilà pourquoi CAP 2015 et les populations n’acceptent pas les résultats.

Je n’oublie pas les élections locales, qui font partie des 22 engagements pris devant l’Union européenne en 2004. Il y a aussi la question des incendies des marchés. Des gens croupissent en prison depuis 3 ans. Est-ce normal ? Moi-même, je suis inculpé et placé sous contrôle judiciaire. Chaque fois que je dois me rendre à l’étranger, je dois obtenir l’autorisation du juge d’instruction.
Il y a aussi d’autres détenus dont la Cour de justice de la CEDEAO et la Commission des droits de l’homme des Nations Unies demandent la libération. La situation sociale est tout aussi préoccupante: la santé, l’éducation, la pauvreté etc…Pendant ce temps, on gaspille et on pille les ressources nationales à tout va.

Faites un tour sur le campus, les infrastructures sont délabrées ou inexistantes. Les étudiants ont raison de lutter pour obtenir de meilleures conditions de travail et de vie et je les soutiens.

Au lieu d’énumérer tous ces problèmes dans une lettre, pourquoi ne pas lui écrire, afin de le rencontrer pour un entretien en tête-à-tête ? Ou bien avez-vous peur de le rencontrer?

Prenez un peu plus de hauteur. La peur, comme vous dites, n’a rien à voir dans ma démarche, sauf pour des esprits tordus, irrévérencieux et provocateurs. Dans une situation comme la nôtre, la démarche épistolaire n’exclut pas une rencontre, au contraire, les deux actions se complètent. J’ai déjà rencontré M. Faure Gnassingbé, vous le savez.

C’est mon devoir de lui écrire mais aussi de prendre l’opinion à témoin. Faire savoir à tous que j’ai, de nouveau, adressé au Chef de l’Etat, une lettre dans laquelle je me préoccupe de la situation du pays aux plans politique, économique et social. Ceci étant, et je l’ai bien mentionné dans la lettre, je suis prêt à le rencontrer, pour toute explication ou clarification.

Revenons sur le dossier des incendies des marchés. Sur une radio privée, Abass Kaboua a affirmé que les « lignes n’ont pas bougé », parce que certains responsables de l’opposition (dont M.Fabre), ont refusé de se soumettre au test psycho-psychiatrique. C’est vrai ?

Malgré mes défauts, je me respecte beaucoup et j’ai à cœur d’inspirer le respect. Je ne tiens pas à commenter ou à répondre à certains propos. Merci de ne pas insister.

Je vous repose la question. Avez-vous refusé de vous soumettre à cet examen ?

Merci de ne pas insister dis-je. Cette affaire grave ne peut être réduite à ce genre d’affirmation.

Le décret d’application du statut de chef de file de l’opposition a été adopté lundi dernier en Conseil des ministres. Ce texte parle des avantages pécuniaires et matériels, ainsi que des obligations du « patron » de l’opposition. En tant que chef de file de l’opposition, quelle est votre réaction ?

Je dois vous rappeler tout d’abord que la loi n° 2013-015 portant statut de l’opposition a été votée depuis le 13 juin 2013 par la majorité parlementaire RPT/UNIR/UFC, à un moment où des députés ANC, dont moi-même, avaient été abusivement révoqués de leur mandat parlementaire et donc exclus de l’Assemblée nationale.

Je n’oublie pas que malgré tout, l’ANC n’avait pas manqué de dénoncer et continue d’ailleurs de dénoncer la définition inique que cette loi donne en son article 2, du vocable « opposition ».

Je rappelle également que le décret d’application de cette loi n’était pas encore pris, lorsque j’ai été reçu par deux fois, par le Chef de l’Etat, en 2015, en qualité de chef de file de l’opposition, pour discuter de l’urgence et de la nécessité de mettre en œuvre de manière consensuelle les réformes constitutionnelles, institutionnelles et électorales prévues par l’APG signé à Lomé le 20 août 2006.

Personne, à ce moment-là, ne parlait d’avantages pécuniaires et matériels.

Je rappelle enfin, que la loi portant statut de l’opposition a clairement défini les droits et obligations des partis politiques de l’opposition et ceux spécifiques du Chef de file de l’opposition. Ainsi :

 l’article 16 reconnaît à tous les dirigeants des partis politiques de l’opposition, le droit aux considérations protocolaires, conformément aux règles du protocole d’Etat, à l’occasion des cérémonies et manifestations officielles,

 l’article 22 précise les obligations qui s’imposent à tous les partis politiques de l’opposition,

 l’article 24, définit le statut de chef de file de l’opposition en ces termes : «le Chef de file de l’opposition est le premier responsable du parti politique appartenant à l’opposition au sens de l’article 2 ci-dessus, ayant le plus grand nombre de députés à l’Assemblée nationale».

Je fais remarquer que le suffrage massif acquis à notre parti, l’ANC et à sa coalition aux législatives de 2013, aurait pu nous installer au pouvoir n’eut été le découpage électoral inique doublé des irrégularités et fraudes du RPT/UNIR.

En somme, c’est par défaut, que nous nous retrouvons dans la position du parti politique de l’opposition ayant le plus grand nombre de sièges à l’Assemblée nationale. Et c’est précisément à ce titre que je suis depuis lors le chef de file de l’opposition, conformément à cet article 24.

Cet article reconnaît au chef de l’opposition, des droits spécifiques: « le Chef de file de l’opposition reconnu comme tel jouit, en cette qualité, des droits spécifiques reconnus par les lois et règlements pour toute la durée de la législature ».

 l’article 26 précise, quant à lui, ces droits spécifiques : « Dans le cadre des règles du protocole d’Etat, le chef de file de l ‘opposition a rang de président d’institution de la République. Il bénéficie des privilèges et avantages fixés en conseil des ministres ».

Comme vous pouvez le constater, la mission du conseil des ministres, conformément à l’article 26 de la loi, est seulement de « fixer par un décret, les privilèges et les avantages » dont bénéficie le chef de file de l’opposition. En outrepassant cette mission, le conseil des ministres finit par verser dans des considérations tendancieuses et politiciennes.

Au demeurant, le pouvoir devrait s’employer à veiller à ce que le chef de file de l’opposition joue scrupuleusement son rôle qui est de s’opposer à l’action gouvernementale.

Pour finir, je dois dire que je n’ai pas consacré, avec mes compagnons d’hier et d’aujourd’hui, des décennies de lutte politique âpre et déterminée pour me complaire dans une position de chef de file de l’opposition.

Notre ambition et celle de la multitude qui nous soutient, est de réaliser l’alternance et le changement qui nous permettra d’instaurer au Togo, l’Etat de droit, la démocratie et la bonne gouvernance ainsi que le respect des droits et libertés des citoyens.

Pour cela tous les moyens légaux à ma disposition seront mis à contribution et, croyez-moi, j’entends en faire un usage sain et judicieux. Tout le reste n’est que vaine et futile spéculation.

Se croire toujours plus malin, user en permanence de ruse et de subterfuges, expose inévitablement à des surprises. Car, comme disait le Général de Gaule : « Face à un piège à cons, on n’est pas obligé d’y tomber ». FIN

Propos recueillis par Junior AUREL

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