Pour apprécier l’étendue des changements opérés depuis le lancement des activités du programme de réparations en 2015, une équipe de journalistes, guidée par une délégation du HCRRUN, a sillonné diverses régions à la rencontre des bénéficiaires. Des réparations individuelles, collectives ou communautaires et mémorielles ainsi que le programme de prise en charge des orphelins des victimes des événements malheureux de 2005 qui se matérialisent sur le terrain, réinventent et redonnent un sens au quotidien des victimes.
Baptisée « Fontaine de la réconciliation« , la borne fontaine implantée au cœur du marché de Barkoissi (préfecture de l’Oti, environ 582 km au nord de Lomé) est une source où s’abreuvent depuis décembre 2021, Tchokossi et Moba, deux communautés jadis, au cœur de violences inter-ethniques ayant occasionné des pertes en vies humaines et plusieurs dégâts.

Décidées de taire leurs différends, les deux communautés ont été approchées par le Haut-Commissariat à la Réconciliation et au Renforcement de l’Unité Nationale (HCRRUN) qui leur a réalisé ce joyau. Une réalisation qui répond à la mise en œuvre des recommandations et du programme de réparation élaborés par la Commission Vérité, Justice et Réconciliation (CVJR).
Cette fontaine leur a été construite au centre du marché (lieu du différend) comme symbole de réconciliation : les habitants des deux communautés vont boire à la même source, car pour eux, « c’est l’eau qui éteint tous les feux« .
L’ancienne maire de la préfecture de l’Oti 2, Mme Yentroulengue Ladani, témoigne de l’impact de cette infrastructure : « depuis ces conflits qui datent de 1991, il y avait des méfiances surtout entre Tchokossi et Moba. Mais avec cette borne fontaine, les femmes des deux ethnies sont toujours ensemble au marché. C’est un symbole de paix retrouvée avec un impact très positif sur la cohésion sociale« .
Elle souligne, qu’au-delà du symbole, cette fontaine a résolu la pénurie d’eau, facilitant grandement la vie des populations.
Cette infrastructure est l’une des actions de réparations communautaires réalisées par le HCRRUN dans le cadre de l’implémentation de la justice transitionnelle adoptée par l’État togolais, conformément aux recommandations de la CVJR. Il s’agit de panser les blessures liées aux crises ayant secoué le pays de 1958 à 2005 et de renforcer la cohésion sociale.
Refaire l’École, Refaire la Vie
Dans la préfecture de Sotouboua, c’est le nouveau visage de l’école primaire publique (EPP) de Pouwédéou qui fait la joie communautaire : des infrastructures visant à protéger les élèves des intempéries et leur éviter la dangereuse traversée de rivière pour se rendre à l’école voisine.
Potcho Palabassi (directeur de l’EPP Pouwédéou), exprime son soulagement : « il y a trois ans, on faisait face à plusieurs intempéries. Aujourd’hui, nous sommes à l’aise et très heureux avec ces infrastructures« .

Non loin, la même joie se lit sur les visages des habitants de la préfecture de Kpélé, avec la construction de l’EPP Kpélé-Médjé. Auparavant, les enfants de Médjé devaient parcourir plus de 10 km pour étudier.
« Le HCRRUN a répondu à nos besoins pressants en matière d’éducation et d’accès aux services sociaux de base. L’école compte aujourd’hui 157 élèves (dont 77 filles), et les questions de retards et d’absentéisme liés à la distance ont nettement diminué« , se réjouit Aklesso Pokodie le directeur, tout en déplorant le déficit d’enseignants et de documents pédagogiques.
L’établissement est moderne, doté d’un forage photovoltaïque et d’une fontaine publique, le tout éclairé par des lampadaires solaires. Anaba, un des élèves de Médjé résume simplement l’impact : « Ce n’est pas du tout loin de chez moi« .
Un peu plus loin de Médjé, se trouve le centre de retrouvailles communautaires de Bodjé en construction. Ce site fait également partie des doléances communautaires, tout comme le centre médico-social de Niki-Niki.
Le CMS de Niki-Niki : une infrastructure essentielle
Situé dans la préfecture de Blitta (localité située à environ 267 km au nord de Lomé), le centre médico-social de Niki-Niki construit en 2023, comble un vide sanitaire crucial. Doté d’une dizaine de lits et d’un complexe de logements pour le personnel, le centre enregistre environ 8 accouchements par mois.


Meheza Pozi, l’auxiliaire d’État responsable du centre, rappelle l’urgence de cette infrastructure : « Avant sa construction, le centre de santé le plus proche se trouvait à Yaloumbè, soit environ 13 km et les femmes devaient traverser une rivière pour y accéder. En période de crue, cette traversée était difficile, voire impossible, pour les femmes enceintes, entraînant des pertes de nouveau-nés« , précise-t-elle.
Pour Pialo Miyara, venue vacciner son cinquième bébé, le changement est profond : « c’est exact ! Moi j’ai dû accoucher mes 4 enfants à la maison. Le 5ème est né ici, et j’avoue que c’est très bon d’accoucher dans un centre de santé. On est bien entouré et rassuré. Merci au HCRRUN« .
L’Indemnisation, un nouveau départ
Au-delà des réalisations communautaires, les indemnisations individuelles ont changé la vie des bénéficiaires. Partout où les journalistes se sont rendus, les bénéficiaires ont exprimé leur reconnaissance, racontant des histoires de douleurs qui s’amenuisent, de dignité restaurée et de carrières en reconstruction.
À Guérin-Kouka (préfecture de Dankpen), Adam Yamba, président du collectif des victimes des violences inter-ethniques intervenues en 1992 entre « Konkomba » et « Mossi« , témoigne de la réconciliation : « ces indemnisations ont permis de remettre nos maisons en état et de panser les blessures morales. Aujourd’hui, cette histoire est loin derrière nous, et il y a un parfait brassage entre les deux peuples« .
M. Sorogo, SG du collectif, dont la femme est Konkomba, ajoute : « plusieurs des nôtres ayant fui, sont revenus et il n’y a plus de problème. Ils épousent nos filles, nous épousons les leurs, etc. Par exemple, ma femme est Konkomba« .
L’indemnisation a également restauré la dignité de victimes de mesures répressives liées à la protection de la faune de 1971 à 1991, ayant entraîné des pertes en vies humaines et des déplacements de populations. Leurs terres avaient été classées comme aires protégées. Plusieurs réserves y avaient été créées (sans indemnisation).
La boutique de Damissane, le « Grenier du Village »
À Gnoukprime (préfecture de Tandjouare), l’équipe a rencontré Damissane Kaloupo, un notable d’une soixantaine d’années, autrefois contraint de fuir les représailles. Indemnisé, il incarne aujourd’hui la résilience. Devant sa boutique, surnommée le « grenier du village« , et son « bar ciel ouvert« , il s’en vante : « ma boutique est petite, mais grande par son contenu« .
« La communauté locale et les habitants des villages environnants viennent tous s’y approvisionner. Il y a tout ce dont ils peuvent avoir besoin. Et c’est mon bar qui anime les soirées« .
Outre cette boutique, l’indemnisation reçue a permis à Kaloupo d’acheter un bœuf pour labourer son champ d’acajou, d’où il tire un revenu saisonnier estimé à plus de 500.000 FCFA.
Pour d’autres, l’indemnisation est venue solder une attente insupportable. Martine Tchankoume, dont le père fut tué alors qu’elle n’avait que 7 ans, a été indemnisée après 54 ans d’attente : « J’ai aujourd’hui 63 ans et 4 enfants. Je remercie sincèrement HCRRUN car, avec l’indemnisation, j’ai pu faire les démarches foncières et entrer en possession de la parcelle de mon père et en acheter une autre ici, à Dapaong. J’ai également pu me soigner car j’étais malade« .
Le programme prend également en charge 210 orphelins et enfants vulnérables à travers des bourses. C’est le cas de Gadjinam Waldja (25 ans), aujourd’hui tisserande : Elle a perdu ses deux parents, mais elle a pu apprendre un métier, grâce au HCRRUN qui a payé les frais.
« Je suis aujourd’hui tisserande et j’ai même une apprentie. Je demande toutefois au HCRRUN de ne pas me lâcher pour la suite« , lance Waldja.
Une prise en charge Holistique
L’indemnisation et la réparation ne sont que les premières étapes d’un processus plus profond. Le HCRRUN a également pris en compte les cas de licenciements abusifs, comme celui de Codjo Nabeyo, qui a pu installer un forage à son domicile: « Avec mon âge et celui de mon épouse, il nous est difficile de faire la corvée d’eau. Une fois l’indemnisation reçue, j’ai donc installé un forage à la maison« .

Derrière l’effort financier et logistique, le processus est scrupuleusement encadré, comme l’explique Me Prisca Yawa Amedzro, Huissier de justice.
« Nous vérifions l’identité des victimes sur la base des pièces d’identité officielles. Ensuite nous évaluons leur vulnérabilité et nous procédons à la certification des chèques remis aux victimes après encaissement. Pour les cas de polygamie ou de familles complexes, nous procédons à la vérification de la légitimité des héritiers et faisons attention aux fausses déclarations et aux documents frauduleux« , explique-t-elle.

Mais la prise en charge est avant tout holistique. Elle inclut un volet psychologique essentiel. Dr Amégan Komi, spécialiste en gestion et évaluation des risques psychosociaux, en souligne l’importance : « le psychologue fait état de la situation initiale de la personne affectée, et la réfère selon son état. Mais son travail ne s’arrête pas à ce niveau, il fait le suivi pour s’assurer que le passé de la personne ne continue pas de l’affecter négativement« .

Dr Michel Kodom, président d’Aimes-Afrique, partenaire du processus, confirme l’approche novatrice.
Selon lui, « le point fort de ce processus est cette prise en charge psycho-médicale, cette écoute attentive, que le HCRRUN a introduite dans ce processus. C’est d’ailleurs le déclic qui a poussé l’ONG Aimes-Afrique à s’engager dans ce processus aux côtés du HCRRUN. La présidente a vu juste en soulignant que l’indemnisation ne suffit pas, il faut une prise en charge psychologique. Et cela a beaucoup contribué à l’apaisement« .
L’adhésion populaire, clé du succès
Depuis 2017, 124 sessions d’indemnisation ont été organisées, aboutissant à un total de 33.240 victimes indemnisées, soit environ 80% des victimes recensées par la CVJR.
« Dans la région des Plateaux, 11.095 personnes. 6.952 dans la région Maritime. 5.447 dans la région Centrale. 5308 victimes dans la Kara, et 4.438 dans les Savanes. Par ailleurs, le HCRRUN prend en charge 210 orphelins des victimes de 2005, à travers des bourses d’études ou d’apprentissage« , détaille M. Akue-Gudou, gestionnaire de la base de données.
« Aujourd’hui, nous nous retrouvons avec une population qui reprend confiance en elle-même et donne confiance en l’Etat. L’Etat a reconnu son tort envers les victimes, mais aussi fait l’effort de financement, ce qui a permis à chaque victime de se reconstruire. Les populations dictent et choisissent elles-mêmes, l’infrastructure qui va les fédérer, ce qui marque leur adhésion au processus de réconciliation« , a dit Mme Awa Nana Daboya, avant de conclure : « Le HCRRUN a posé les prémisses d’une véritable réconciliation au Togo, et se présente aujourd’hui comme une institution« . FIN
Dossier réalisé par Ambroisine MEMEDE
