
Au centre Kekeli, niché dans le quartier Nyékonakpoè à Lomé, Justine , 12 ans, élève en classe de 5ème, survivante de violences sexuelles, raconte d’une voix tremblante son quotidien d’avant : « Chaque soir, il me demandait de me déshabiller… J’avais l’impression d’étouffer sous son poids».
Confiée à un vieil enseignant par sa mère, la fillette a subi des abus répétés avant qu’une servante ne donne l’alerte. Aujourd’hui, elle reprend doucement goût à l’école et à l’enfance.
Élodie (13 ans), recueillie dans le même centre, a connu un sort similaire. Trompée par un oncle qui promettait de l’inscrire à l’école, elle s’est retrouvée prisonnière d’un adulte qui l’emmenait dans une maison inachevée pour l’agresser.
“C’est parce que je n’avais nulle part où aller, et puis je risque de dormir le ventre creux … il me fait ces trucs bizarres presque tous les soirs, et son regard ne me permettait même pas de m’y opposer…”, raconte cette adolescente.
Justine venait d’avoir son Certificat d’études primaires, lorsque sa mère, vendeuse de bouillie à base d’amidon de manioc (communément appelée Tapioca-Zogbon), la place sous la tutelle d’un vieillard de 80 ans, un de ses clients, qualifié de philanthrope.
Maman Justine venait juste de se remettre en couple après la séparation d’avec le père de sa fille. C’est ainsi que débute le calvaire de cette enfant.

“Chaque soir, il me demande de me déshabiller ; il me caresse partout, avant de monter sur moi. Et il dit des trucs que je ne comprends pas… après quoi, il me dit d’aller me nettoyer. Il me dit chaque fois après l’acte, d’aller me laver…Je ne me suis jamais sentie à l’aise. De plus, il pèse tellement que des fois j’ai l’impression d’étouffer…Finalement, j’ai pu signaler à la servante de maison et il a été arrêté. Et j’ai été conduite au centre. J’y vis depuis janvier 2025. Ici, ils m’ont fait comprendre que ce n’est pas ma faute, qu’il devait me protéger et non me traiter ainsi. Ils ont pris soin de moi, m’ont soigné ; je me sens bien.”, a raconté Justine.
L’agresseur de Justine que nous nommerons ici le “vieux Atonsou” est un enseignant octogénaire à la retraite.
Ce qu’a vécu Justine n’est pas un cas isolé au Togo. En effet, plusieurs femmes, filles et même des enfants endurent de terribles réalités qu’elles sont parfois obligées d’enfouir au fond d’elles, de vivre avec, dans une colère impuissante. Comme Justine, Élodie (pseudo), âgée de 13 ans, fait également partie des pensionnaires du centre. En attente de réunification familiale avec sa mère basée au Bénin. Son histoire révèle un parcours aussi tortueux que jalonné de tristesse.
“Après la mort de mon père, mon oncle est venu de Lomé pour me prendre avec lui. Il a dit à ma mère qu’il allait m’inscrire à l’école, mais une fois à Lomé, je me suis retrouvée dans une famille dont le mari (la quarantaine) m’obligeait à faire des choses de grandes personnes. Il me prenait sur sa moto, m’amenait dans leur maison inachevée, m’ordonnait de me déshabiller et me prenait de force par terre”, raconte-t-elle
Au rappel de ce qu’elle a vécu, Elodie a le regard vide, la gorge nouée :
“Chaque fois, il me salissait et me renvoyait nettoyer…Je ne peux rien dire d’autre”, conclut-elle en essuyant une larme sur sa joue.
Traumatisée par la récurrence de ces actes, Élodie fugue et se retrouve dans une famille dont elle devient la bonne à tout faire, dans la boutique de la patronne, au grand marché de Lomé. Accusée de vol, Élodie finira par se retrouver sans abri et errante dans les rues de Lomé. Elle sera conduite au centre par un conducteur de taxi-moto, pris de pitié pour elle.

Un fléau national
Au Togo, les violences basées sur le genre (VBG) restent massives. En 2023, le GF2D, Groupe de réflexion et d’action femme, démocratie et développement, a recensé 1 075 cas de VBG, dont 723 à Lomé.
Selon WILDAF-Togo, près de 40 % des filles en zone rurale sont mariées avant 18 ans, avec des pics allant jusqu’à 94 % dans certains cantons.
Selon Prosper Akpelassi, agent social travaillant au centre Kékéli, les enfants sont écoutés, puis référés vers les autres unités de prise en charge : sanitaires et psychologiques, voire éducatives. Et les enfants sont hébergés au besoin, comme c’est le cas pour Justine et Élodie, reçues en janvier 2025.
“On les a envoyées à l’hôpital pour des examens de routine liés à ces cas-là. Les Procès-verbaux (PV) ont révélé qu’elles ont été déflorées, l’hymen est détruit : c’est le constat du docteur”, raconte M. Akpelassi.
Mêmèdé, Etonam et Ayawovi, les trois femmes journalistes au cœur de ce projet, n’ont pu s’empêcher de faire une pause, touchées par les différents témoignages.
Mêmèdé, la plus âgée du trio, n’a pu s’empêcher de s’exclamer :”Je suis abattue. Je suis une mère et ceci est vraiment inadmissible. Ces gens sont des pervers…”
Hélena, la benjamine du groupe, a fondu en larmes : “Je n’ai pas la force de continuer…”.
Etonam n’a de cesse émis des soupirs, ajoutant qu’il faut vraiment sévir…”
Une fois remise de leurs émotions, elles ont poursuivi leur travail.
Un des cas ayant également bénéficié d’une longue prise en charge est celui de Chantal (nom d’emprunt), en visite pour une formation. M. Akpelassi, agent social au sein du centre, nous relate son histoire :
“Chantal a été amenée en consultation pour la première fois par sa mère qui s’inquiétait du mutisme dans lequel s’était réfugiée sa fille. C’est après plusieurs séances qu’elle a pu se sentir rassurée et s’est confiée sur ce qu’elle avait vécu… Sexuellement abusée à l’âge de 7 ans par un cousin, elle l’a également été à 10 ans par un jeune de son quartier, ce qui l’a plus tard enfoncée dans un mutisme total sur les questions sexuelles et un rejet de la gent masculine”, explique Akpelassi.
Aujourd’hui, presque remise de ces traumatismes, Chantal revoit la vie en rose et envisage à nouveau une relation amoureuse.
Au-delà des agressions individuelles, le problème des abus sur mineurs s’inscrit dans un contexte plus large d’exploitation et de négation de l’enfance. C’est dans ce même contexte que se développent des pratiques tout aussi destructrices, comme les mariages de mineures, où l’enfant est privé de ses droits fondamentaux et de son autonomie pour des raisons culturelles ou économiques.
Ces arrangements nuisibles
C’est le cas dans certains villages où la perte des récoltes suite aux aléas climatiques amène les parents à choisir comme alternative le mariage d’enfants (échange) pour amener le futur époux à verser une dot en nature (bœufs, vaches, etc.), afin de compenser les pertes. Des unions sont ainsi scellées entre des familles, dans l’ignorance totale des autorités traditionnelles ou administratives.
À Asrama, ville de Notsè située à environ 95 km au nord de Lomé, Agnon, âgée de 15 ans à l’époque, a été donnée en mariage par son père, pour solder une dette de 60 000 FCFA, environ 100 euros . Le lendemain de son arrivée chez son « mari », elle s’est suicidée en avalant de la soude caustique. Un drame qui illustre l’impunité quotidienne.
Le poids du silence
Beaucoup de survivantes gardent le silence, par peur de la honte ou de représailles.
« Ces mariages forcés et abus répétés sont vécus comme des viols permanents, aux effets psychologiques dévastateurs », souligne Mme Akakpo-Badohoun Miranda, psychologue à WILDAF-Togo. Une récente étude menée par le réseau ‘Women in Law and Development in Africa’ (WILDAF) et ses partenaires indique que le niveau de mariage précoce demeure très important au Togo où la moyenne est de 40% en zone rurale. Dans certains cantons du pays, le taux dépasse 94%.
Les dispositifs d’alerte et de prise en charge de VBG
Certaines survivantes trouvent toutefois le courage de parler.
Chantal, abusée dès 7 ans par un cousin, puis à 10 ans par un voisin, s’était enfermée dans le mutisme. Le suivi psychologique au centre Kekeli l’a aidée à retrouver l’espoir : « Aujourd’hui, je revis. », témoigne-t-elle.
Face à l’ampleur du problème, des initiatives de prise en charge existent à travers le pays. Le Togo dispose en effet d’un Centre de Référence et d’orientation pour la prise en charge des enfants en situation difficile (CROPESDI), centre d’Etat résidentiel situé à Lomé, qui accueille et héberge de façon temporaire, des enfants (de 1 à 17 ans) victimes de violences et de maltraitances nécessitant un retrait temporaire de leur milieu de vie ou des enfants en situation d’abandon.
Le centre gère aussi le dispositif d’alerte précoce « Allô 1011 », un service d’écoute, de conseil et de signalement pour les enfants en danger ou victimes de violences.
“Le Togo dispose de 13 centres d’écoute et 3 One Stop Centers, gérés par le ministère de l’action sociale, 1 centre du ministère de la santé situé au CHU Sylvanus Olimpio et 7 centres pour la société civile répartis sur toute l’étendue du territoire. Un One Stop Center est un centre de prise en charge holistique (médicale, psychosociale et juridique) en un seul endroit des victimes de VBG. Le centre d’écoute du quartier Novissi à Lomé a reçu courant cette année 2025 environ 70 survivantes de VBG avec plusieurs cas. Une survivante peut présenter jusqu’à trois cas (violences physiques, sexuelles, psychologiques), par exemple. Et l’intervention que nous menons sur chaque survivante varie selon le cas. Les enfants sont orientés vers les centres spécialisés comme le CROPESDI ou Kekeli, avec lesquels nous interagissons “, a expliqué Mme Béléi, responsable du centre d’écoute de Lomé.
Il faut aussi noter que le ministère dispose d’une ligne Verte 8284 pour la dénonciation dans l’anonymat et en toute discrétion des cas de VBG dans le pays. Les services qu’offrent tous ces centres d’écoute sont gratuits.
Une action de sensibilisation
Selon Dr Kevi K. Silvère, Chef section médecine du travail et sports au ministère de la santé et de l’hygiène publique du Togo, les violences basées sur le genre en l’occurrence les abus sexuels constituent une situation assez difficile à surmonter pour les victimes.
“Il n’est pas facile d’oublier mais les victimes peuvent s’en sortir si elles sont correctement accompagnées. Le suivi et accompagnement va évoluer en fonction de la capacité de la victime à surmonter la situation afin de se reconstruire progressivement“.
Il appelle les survivantes de VBG à avoir le courage d’en parler, afin de se faire accompagner, et les décideurs à renforcer et améliorer les dispositions, juridiques, médicales, psycho-sociaux et de promotion de la prévention et de la prise en charge holistique.
Pour mieux cerner la question de la prise en charge des violences, l’une des trois journalistes s’est rendue au Centre de prise en charge psycho-socio-judiciaire des personnes victimes ou auteurs de violences, logé au sein du CHU Sylvanus Olympio (CHU-SO), le plus grand hôpital public du pays, à la rencontre du Dr Tousso Anama, psychologue clinicien et de la santé.

“Ce sont des séances d’accompagnement, de psychothérapie et d’orientation de la personne ayant subi une violence. Pour les survivantes de violences, nous avons une intervention psychologique immédiate. Ensuite, une intervention psychologique à long terme, puis un suivi psychologique périodique. Ces séances visent à créer un climat de confiance et à travailler avec la survivante pour l’aider à s’en sortir. Le type de soutien varie selon la personne et la violence subie“, explique le Dr Tousso.
Des voix qui s’élèvent contre les VBG
Les abus ne se limitent pas aux villages reculés. En août 2025, le secrétaire général du ministère de la Promotion de la Femme a été écroué pour viol. Quelques années plus tôt, des cas de harcèlement sexuel avaient éclaboussé le syndicat des praticiens hospitaliers.
« Aucun acte de VBG ne sera toléré. Le Togo dispose aujourd’hui d’un cadre juridique solide », a promis Madame Akossiwa Zinsou-Klassou, ministre de l’action sociale, de la solidarité et de la promotion de la femme.

“Les violences basées sur le genre sont des pratiques inhumaines et dégradantes qui portent gravement atteinte à la dignité humaine, détruisent la cohésion sociale et freinent la productivité“, a expliqué Pr Zinsou-Klassou, qui y accordera certainement une attention particulière, tant le mal fait des dégâts.
Entre silence et résilience

À presque 90 ans, Dame Rosaline appelle à briser le silence et à agir, afin que ces violences ne détruisent plus jamais de vies. Derrière ses rides profondes, se cache une histoire marquée par la contrainte, la résilience et la lutte silencieuse d’une génération de femmes à qui l’on refusait le droit de choisir.
“À mon époque, tu ne pouvais pas dire non. Mais aujourd’hui, il y a des mécanismes qui existent pour protéger les femmes. Alors, je dis à toutes celles qui subissent des violences : partez ! Ne gaspillez pas votre vie“, argue-t-elle.
“Ces violences ont brisé mon ego, piétiné mon amour-propre et terni mon image de femme. Tout ce que je suis, ma valeur et mon estime de moi ont été attaquées. C’est une expérience extrêmement compliquée et douloureuse, qui m’a marquée à jamais », se souvient Victoire, une journaliste engagée contre les VBG.
“Je rêve qu’un jour, si j’ai le pouvoir de décider et d’agir, que je puisse frapper fort pour montrer l’exemple et que justice soit rendue. Aujourd’hui, mon engagement se traduit par ma voix et mes actions médiatiques“, a rajouté la jeune dame de 33 ans aujourd’hui.
“Les abus sexuels sont des abus de pouvoir ayant entre autres des conséquences psychologiques, sociales et professionnelles dévastatrices pour les victimes, … La loi togolaise est claire, l’impunité n’est plus admise“, ont souligné les organisations membres du GOFT dans un communiqué, appelant à “traquer sans répit tous les pervers sexuels qui détruisent, à chaque minute, de nombreuses vies humaines“.
Notons que le Togo est partie à de nombreuses conventions internationales relatives à la protection de l’enfance. Précisons que le code de l’enfant, en ses articles 396 et 397, punit de 1 à 5 ans d’emprisonnement l’attentat à la pudeur ainsi que l’abus sexuel sur un enfant. Le texte précise que la peine sera de 5 à 10 ans de réclusion criminelle si l’attentat à la pudeur a été commis avec violence ou menace sur un enfant.
Malgré ces dispositions, le mal persiste, selon le Juge KalaoKpemoua, président de la 2ème Chambre correctionnelle.
“Ces derniers temps, malgré tout ce qui est fait, c’est la recrudescence. Chaque audience, je reçois au moins 3 ou 5 cas d’abus sexuels sur des enfants de 3 à 15 ans… Il faut investir dans une sensibilisation accrue, afin d’avoir de meilleurs résultats. Elle doit couvrir toute l’étendue du territoire :chaque quartier, chaque rue, chaque maison. Les juges, les agents sociaux, tous doivent s’impliquer plus. Certes, nul n’est censé ignorer la loi, mais la sensibilisation renforce l’impact de la prévention. Et les médias ont un rôle très important. C’est un travail de fond qu’il faut faire, avec l’investissement approprié”, a dit le juge.
Les abus sexuels ne sont pas un mythe, mais une triste réalité à combattre aux côtés des décideurs, à travers des actions concertées, connectées et permanentes.
Impression des membres de l’équipe
Ambroisine Mêmèdé : J’ai été profondément touchée par le PV dressé par le médecin sur la santé sexuelle des deux adolescentes citées en début du reportage. Pour avoir fait plusieurs entretiens sur la question des abus sexuels sur les enfants, je me rends compte que les comportements ne changent guère, et cela me rend triste.
Ce type de reportage touche à la fois à l’humain, à l’éthique professionnelle, à la psychologie et génère une vague d’émotions parfois difficiles à contenir…Malgré la douleur, j’ai quand même eu le sentiment d’avoir accompli un travail essentiel. C’est un devoir journalistique et civique crucial.
Etonam Sossou :
Même en étant préparée, entendre les détails et les témoignages de violences faites à ces enfants, a provoqué en moi, une sidération et une profonde détresse face à la cruauté humaine et à la vulnérabilité des survivantes.
La frontière entre l’obtention de l’information et la protection de la source étant très mince, j’ai dû absorber une part de l’émotion des filles interviewées. Cette empathie vicariantement m’a mentalement et émotionnellement épuisée. Nous avons dû faire une pause.
Helena Martelot :
Ma tristesse pour la souffrance des survivantes est accompagnée d’une forte colère dirigée contre les agresseurs et parfois contre les systèmes (légaux, sociaux) qui n’ont pas su protéger les enfants ou prévenir les abus. Ce reportage est une expérience qui ne m’a pas laissée indifférente ; j’ai deux fois fondu en larmes face à la vulnérabilité des enfants et à la taille des agresseurs… Heureusement que nous avons eu des moments de discussion et chacune d’entre nous essayait de vider le trop-plein d’émotions et on s’encourageait mutuellement. Pour la suite, j’ai dû me forger une solide résilience émotionnelle.
Ce reportage a été produit avec le soutien d’AfricanWomen in Media (AWIM), dans le cadre du projet du Fonds de développement des femmes africaines (AWDF) sur le signalement des violences faites aux femmes et aux filles au Bénin, au Burkina Faso et au Togo.
Par Ambroisine MEMEDE, Etonam SOSSOU et Héléna MARTELOT