M. Nicolas Berlanga Martinez : « La diplomatie, dans ce monde complexe et interconnecté du XXIème siècle, demande nécessairement d’avoir une connaissance palpable et directe de la réalité environnante »

M. Nicolas Berlanga Martinez, l’Ambassadeur, Chef de Délégation de l’Union européenne au Togo, était l’invité du Club diplomatique du 15 février dernier.
Le +Club diplomatique de Lomé+, initiative du ministère des affaires étrangères, est un espace d’échanges des principaux acteurs de développement.
M. Berlanga Martinez a fait une intervention remarquée à titre personnel, sur la diplomatie et sur l’évolution des relations internationales.

Thème développé par le diplomate : « Quelle diplomatie pour les défis et les opportunités du 21e siècle ? »

Lire l’intégralité de l’intervention de M. Berlanga Martinez.

Aucun parmi nous ne sera étonné si je commence par préciser que je ne m’exprime ce soir qu’à titre personnel. Même s’il est difficile de séparer la fonction de la personne, même si cela reste difficile à croire que, au-delà des valeurs qu’ils tentent de défendre, les diplomates sont aussi capables de produire un discours théorique sur leurs pratiques, je vous demanderais modestement de laisser les lourds habits de la représentation institutionnelle à l’extérieur de la salle pour vous immerger avec moi dans la traversée difficile de l’océan des relations internationales de notre monde au XXI siècle.

Pour ce cheminement que nous ferons ensemble je voudrais simplement devenir un animateur – voir un agitateur d’idées qui puisse favoriser le débat.
J’espère ne pas révéler un secret si je vous signale que le ministre Dussey est un fervent croyant. Personnellement, je me définis plutôt comme un humaniste, un idéaliste objectif.

L’avantage, c’est que croyants et humanistes ont un grand espace de concordance dans leurs idées et même dans leurs comportements. Dans cet esprit, je me considère un peu comme un des auteurs qui ont donné naissance à ce club diplomatique de Lomé. C’est vrai, j’ai toujours plaidé auprès du ministre Dussey pour que nous allégions ces rencontres, autant que faire se peut, de la pesanteur du formalisme que les diplomates savent si souvent donner à toutes les actions de leurs vies quotidiennes, comme si effectivement la Terre entière devait constamment se préoccuper de nos multiples interventions à destination des augustes assemblées.

Il est vrai que la diplomatie a toujours eu un caractère théâtral, un double visage partagé entre le devoir d’agir au nom de nos pays et celui d’une attitude solennelle à la hauteur de cette tâche, dans notre comportement, notre manière de nous habiller, de regarder, de parler, de voyager dans une voiture officielle, ou même de faire semblant d’écouter les autres.

En définitive qui peut nier qu’une partie de la qualité des diplomates est d’être un bon comédien, d’apprendre par cœur des discours et des attitudes qui habillent nos intérêts pour les faire avaliser – j’allais dire avaler !- plus facilement et plus efficacement.

Permettez-moi de vous donner un exemple humoristique à propos de ce caractère théâtral de notre métier. Je garde encore un souvenir, disons admiratif pour ne pas dire amusé, d’un collègue ambassadeur occidental qui dans un autre pays d’affectation avait l’habileté « diplomatique » de se placer toujours dans les photos officielles au premier rang, à côté de l’autorité qui présidait, quel que fut le but de la réunion, et peu importe sa participation, active ou non, à son organisation.

Nous gardons tous – il faut le reconnaître – des réflexes qui confirmeraient encore un tel comportement. En bref, l’allure, la gravité des concepts de «diplomatie traditionnelle» est encore très présente, à des degrés divers, parmi nous en 2016.

La question ce soir est de réfléchir sur le modèle de diplomatie qui serait souhaitable, voire nécessaire pour construire conjointement, ensemble un monde meilleur. Quel modèle peut aider nos pays, nos citoyens, à surmonter de manière apaisée les défis et les opportunités du XXIème siècle.

La première idée sur laquelle nous devons nous accorder est que les relations internationales ne sont plus, depuis quelques décennies déjà, l’apanage des Etats. Des entreprises, des universités, des réseaux de média, des ONG, le monde du sport, les religions, les diasporas sont devenues des acteurs internationaux. Par surcroît, des événements tragiques récents, à Paris et à Ouaga, nous ont montré d’une manière tragique à quel point la guerre n’est plus le monopole des Etats. Ou encore, l’agressé n’est plus seulement une nation ou ses citoyens, ce sont des valeurs, des principes de vie qui sont attaqués.

Nous, diplomates, nous pouvons continuer à prétendre représenter encore l’exclusivité d’une action extérieure qui relèverait strictement de notre fait, alors que nous savons que cela n’est plus vrai depuis longtemps.

Au grand avantage de nos citoyens, le XXIème siècle a brisé les frontières, nous a aidé à devenir tous des observateurs globaux d’une réalité humaine où les points en commun sont plus importants que ceux qui nous différencient. D’une certaine manière la mondialisation a lissé notre manière de nous regarder mutuellement, grâce aussi au travail lent, parfois désespérément lent, mais finalement efficace de la légitimité internationale organisée autour des Nations unies. La solidité de ce tissu international, à peine existant il y a 70 ans, a su surmonter de dures épreuves, et a permis par exemple que l’écrasante majorité des peuples habite désormais dans des nations indépendantes ou que des valeurs et des vertus proprement humaines, applicables à tous, ont émergé pour le première fois de notre histoire.

Les défis n’appartiennent plus à un seul pays, à une région, mais à l’humanité toute entière, comme par exemple la lutte contre le changement climatique (la Conférence de Paris l’a mis au premier plan) ou la défense des valeurs de dignité et de respect de la vie humaine contre la barbarie du terrorisme qui nous défie quotidiennement.

Des phénomènes comme le racisme, le commerce illicite de personnes, d’armes, de drogues, la lutte contre la corruption et les inégalités, la transparence des flux financiers, etc. demandent des réponses collectives au-delà des frontières géographiques des états, certainement au-delà des continents et même aussi au-delà d’un certain relativisme culturel qui essaye de séparer hommes et femmes ; blancs, noir ou jaunes ; musulmans, chrétiens, juifs ou autres.

Les bénéfices de cette mondialisation se ressentent partout sur la planète, en commençant par ces centaines de millions de personnes dans le sud-est asiatique ou en Amérique latine qui abandonnent progressivement les rangs de la pauvreté. En Afrique, cette vague se traduit également en résultat mais malheureusement encore en îlots trop éparpillés de prospérité. Sortis de cette condition ces dernières décennies, ils ont adopté leur nouvelle stature de membres de la classe moyenne et ne vont pas accepter facilement de leurs dirigeants des aventures qui mettraient en péril ces acquits.

En définitive, les analyses, le langage, l’exercice de la diplomatie de 2016, sans perdre ses traits de courtoisie et de respect, ne peuvent plus se réfugier derrière les frontières et les intérêts nationaux et exprimer une certaine indifférence morale à cette réalité partagée de notre monde actuel qui nous influence et nous conditionne.

Tout cela fait émerger une vision de « diplomatie moderne » qui, sans être complètement opposée aux attitudes de la « diplomatie traditionnelle », perd effectivement une partie de sa théâtralité pour gagner plus de transparence, davantage de sincérité et de dialogue franc, et surtout plus de créativité pour rechercher des solutions communes aux grands défis de notre temps.

«La paix mondiale ne peut pas être préservée sans le déploiement des initiatives créatives proportionnelles aux dangers qui la menace», disait Robert Schuman, ancien ministre des Affaires étrangères français et un des pères fondateurs de l’Union européenne.

«Les défis vont perdurer si les causes ne sont pas traitées. Elles sont géostratégiques, économiques, démographiques, liées au respect de l’état de droit, etc. » Cette déclaration du responsable de l’agence européenne de surveillance des frontières « Frontex », parlant de la crise migratoire actuelle en Europe, peut très bien être extrapolée à la plupart des grandes problématiques de nos jours dans le monde et en Afrique.

Songeons au conflit au Moyen-Orient, actuellement en Syrie (sans oublier le problème palestinien), au changement climatique, au sous-développement d’une grande partie du continent africain et en bien d’autres lieux où la croissance économique, inégalement répartie, reste insuffisante pour compenser la croissance démographique et éviter le recours cruel à la violence et à la radicalisation.

Enjeux géostratégiques, enjeux économiques, enjeux sécuritaires, enjeux énergétiques, enjeux démocratiques … Quel type de diplomatie adopter pour répondre aux grandes questions de notre siècle ? Comment nous rendre efficaces face aux multiples acteurs qui interviennent?

Comment combiner les intérêts de multinationales et de grandes entreprises et assurer leur respect scrupuleux à l’état de droit chez eux et ailleurs ?
Comment optimiser le rôle et l’impact des diasporas avec leur expertise et leurs transferts d’argent dans le développement économique des pays d’origine?
Comment enrichir les partenariats entre des administrations locales ou entre des réseaux universitaires hors de leurs frontières, comment satisfaire les citoyens binationaux qui jonglent entre deux réalités, ou encore les étudiants formés à l’étranger qui reviennent avec de nouvelles visions?

Que faire avec des associations religieuses qui n’arrivent pas seulement avec des préceptes de foi mais aussi avec des ressources financières et des idées de société préconçues et parfois contradictoires avec les usages culturels locaux ?

Faudrait-il mettre des barrières à Facebook, à Canal +, à RFI, à la BBC, etc. comme quelques dirigeants le font en période électorale?

La réalité est que les canaux de la diplomatie de nos jours subissent des interférences. Les détenteurs du pouvoir effectif sont de moins en moins connus et échappent très souvent aux autorités et aux relations traditionnelles entre les états.
Mais le club diplomatique de Lomé qui nous accueille est surtout et avant tout un forum de débat entre diplomates. Par conséquent, la réflexion qui nous intéresse doit se concentrer vers les nouvelles orientations qui devront nous rendre plus efficaces dans le contexte ouvert et exigeant que vient d’être décrit succinctement.

Un constat simple : Il y a à peine 20 ans, un Ambassadeur consacrait le plus possible de son temps à rencontrer les plus hauts dignitaires de son pays d’accréditation. Aujourd’hui probablement, l’emploi de temps se trouve plus nuancé, plus divisé, avec un temps rigoureusement indispensable avec les autorités mais en ciblant aussi avec pertinence tous ceux qui décident ou sont devenus des « moteurs de transformation».

Il est vrai que durant cette dernière décennie, un modèle alternatif de diplomatie a pris de l’ampleur, représenté par de nouvelles puissances émergentes, qui ont eu à faire renaitre une vision de « realpolitik ». 70 ans après la dernière guerre mondiale, quelques-uns reviennent sur un modèle qui place toute son influence dans le secret des négociations et des accords au plus haut niveau, donnant l’impression d’une certaine indifférence envers l’opinion publique.

La communauté diplomatique constitue un groupe hétérogène et, parmi nous, les uns cherchent à maintenir une gloire passée, les autres sont des modèles en évolution qui répondent à une présence récente sur la scène internationale. Ces derniers privilégient souvent les intérêts commerciaux aux valeurs et gardent toujours un regard vers leurs propres objectifs internes, vu que précisément, besoins à l’interne et actions à l’externe se nourrissent mutuellement.

Attention, tout modèle est légitime tant qu’il cherche ses propos de manière pacifique. Tout modèle cherche, sans le dire, à exercer une influence. La grande question est de savoir lequel est le plus bénéfique pour la paix et la prospérité de tous, lequel répond d’une manière plus équilibrée aux intérêts propres et aux envies des populations partenaires.

Mon opinion personnelle est que, en 2016, un acteur diplomatique international, au Togo ou ailleurs, peut difficilement se soustraire à l’examen de l’opinion publique de son pays d’accueil. La fameuse discrétion diplomatique est dépassée par les événements, par la prise de conscience des citoyens, par la présence des médias de tout type. Et cela va continuer à croître et à embellir.

C’est pour cette raison, qu’à mon avis, les modèles de diplomatie qui ne prennent pas en compte la diversité sociale et la complexité du réseau d’influence des pays partenaires ne seront pas viables à moyen terme. Des initiatives de relations internationales sans transparence attireront des critiques grandissantes. Des pratiques à double imposition, par exemple celles qui se concentrent sur la quantité et les montants pour les grandes infrastructures et laissent de côté les discussions sur les politiques sectorielles qui les géreront et qui assureront leur maintenance seront de plus en plus contestées.

Le diplomate moderne, en gardant une attitude de respect à tout moment et avec tout type de personnes, fluide toujours dans son langage, tantôt direct tantôt indirect, ironique ou grave selon l’occasion, capable de se rendre invisible ou passionné selon le contexte, doit savoir maîtriser l’art de la persuasion en utilisant la meilleure information disponible, et des raisonnements les plus clairs possibles.

Egalement la diplomatie moderne se veut un instrument d’observation, un baromètre, un sextant, une lentille grossissante souple et précise capable de rendre intelligible des réalités complexes sans pourtant les banaliser ou les simplifier.

Ceci veut dire que la communication publique, la proximité des forces vives, la connaissance des réalités des pays d’accueil, compteront davantage.
Cette connaissance implique que les diplomates déploient tout leur intérêt, énergie et temps envers toute cette panoplie d’acteurs, internes et externes, présentant un rapport avec, ou servant de plateforme à nos propres gains et intérêts.

Ainsi on s’intéressera aux journalistes qui communiquent par les réseaux sociaux, qui s’attachent des conditions de travail dans les exploitations minières, de la lutte contre la corruption, des radios communautaires qui élargissent leur sphère d’influence jusqu’au citoyen « lambda » des villages éloignés.

Il ne faudra pas négliger les professeurs d’université qui réalisent des recherches novatrices, qui étudient minutieusement les tendances dans les comportements des citoyens, les penseurs qui évitent la langue de bois, les défenseurs des droits de l’Homme. Mais aussi on veillera à connaître les chefs des Forces armées, les commandants des régiments qui participent aux missions de maintien de la paix et qui regardent par conséquent les menaces sécuritaires avec une ouverture nouvelle d’esprit.

Outre des acteurs en place, il faudrait aussi énumérer les acteurs en devenir tels les jeunes hommes publics capables de devenir leaders à moyen terme, les parlementaires élus par la première fois qui conservent intact leur engagement social, les artistes, les écoles de cinématographie, les écrivains, les éditeurs courageux de livres, les vainqueurs de prix littéraires, les amoureux du patrimoine, les peintres qui créent de nouvelles tendances.

Sur un plan encore plus sociétal, soulignons le rôle des femmes qui se battent pour donner une voix aux sans voix, des autorités locales qui se lèvent chaque matin avec la motivation de désamorcer les embuches de la vie quotidienne, les comités de quartier, les associations communautaires.

Enfin une mention spéciale peut être accordée à ceux qui travaillent de bonne volonté pour réinsérer ceux qui sont en prison, les médiateurs qui privilégient le dialogue et la négociation contre l’usage de la seule force et les leaders religieux de quelque religion que ce soit, pourvu qu’elle soit de paix.

En bref la diplomatie, dans ce monde complexe et interconnecté du XXIème siècle, demande nécessairement d’avoir une connaissance palpable et directe de la réalité environnante. Cela est à considérer d’une manière toute spéciale dans un pays en développement comme le Togo comme dans bien d’autres en Afrique ou ailleurs. Se concentrer sur l’obtention du tel ou tel contrat d’une compagnie ou sur la possibilité de donner accès à des produits commerciaux ne suffit pas si l’on tourne le dos à l’accompagnement du renfort nécessaire des institutions et des dynamiques sociales du pays.

Restons soucieux des enjeux de notre époque comme le faible accès à l’eau et à l’assainissement dans les nouveaux quartiers de grandes villes, la migration urbaine qui déjà concentre les populations autour de grandes métropoles, le déficit énergétique galopant qui risque d’empêcher de nouveaux investissements, la déforestation ou l’érosion côtière qui risquent de rendre instable les sociétés, etc. Ceci est d’autant plus indispensable que les inégalités entravent la croissance. Et sans croissance, il n’y a pas non plus d’opportunités de commerce.

La diplomatie classique consistait à placer des alliés influents à la tête des institutions, à garantir une plateforme militaire avancée pour un déploiement d’intérêt. Aujourd’hui la diplomatie d’influence consiste surtout à pouvoir échanger sur les politiques publiques qui tiennent compte des aspirations démocratiques de la population, à savoir encourager des réformes nécessaires pour une meilleure gouvernance, à tisser des alliances entre partenaires qui assurent la stabilité interne et régionale, toutes mesures qui anticipent les conflits, malheureusement souvent stimulés par l’inertie des systèmes gardant des réflexes autocratiques.

Par conséquent, les « diplomates à œillères» (pardonnez-moi l’expression), qui se privent d’une telle vision latérale, sont une espèce en voie d’extinction. Comme dans un match de foot, tous les joueurs comptent, tous apportent : les associations, les entreprises, les départements de relations extérieures des universités, les initiatives de coopération décentralisées, les ONG internationales, etc. etc. Les écarter nous rendra dans la périphérie des rythmes de la réalité internationale.

Quelques exemples qui nous montrent comment nous sommes tous concernés par les menaces de notre temps. Vous vous souviendrez probablement de l’histoire de cet enfant privilégié, fils d’un des hommes les plus riches de Nigeria, ancien étudiant de l’école britannique à Lomé, qui après des études á Londres et à Dubaï, essaya de faire exploser un avion de ligne américain entre Amsterdam et Detroit avec une bombe qu’il cachait dans la semelle de ses chaussures.

Citons un autre lié cette fois à la force des médias. Vous avez probablement entendu parlé de la grande explosion de transparence provoquée récemment par un journaliste au Ghana sur le fonctionnement de la justice, qui a eu un impact bien plus direct et profond que des centaines de sessions de dialogue sectoriel, d’études, de séminaires ou d’échange de notes.

Finalement une autre référence met en relief la nécessité de travailler en concertation avec les nouveaux acteurs internationaux. Lors de la crise liée au virus Ebola, heureusement surmontée, les citoyens des pays touchés n’ont pu que constater dramatiquement l’anémie de leurs services de santé et la faiblesse de leurs capacités. Même la machinerie de l’OMS s’est vue largement débordée face à la virulence et à l’intempestive urgence. C’est une organisation humanitaire non gouvernementale, Médecins sans Frontières, qui a soutenu à bout de bras la réponse pendant des semaines, dans l’attente d’une réaction de la communauté internationale organisée. Cette organisation indépendante et courageuse a comblé dans un moment difficile la distance entre l’urgence de la solidarité et la réalité des faits.

Cela nous a appris que les partenaires diplomatiques qui ne participent pas encore aux forums de coordination de tout type vont à l’encontre de l’histoire. Ils seront condamnés à se joindre tôt ou tard aux efforts concertés.

Nous avons l’obligation tous ensemble au XXIème siècle de travailler pour faire émerger une idée de dignité humaine, de citoyenneté globale et arc-en-ciel où il serait possible d’accepter la diversité, sans que des sentiments d’appartenance soient utilisés pour cloisonner notre monde, nos différences, et pour l’avènement ultime d’une fraternité de droits et des devoirs qui nous réunisse.

Au Togo, ce soir, voici un plaidoyer en faveur des identités basées sur des projets d’avenir en commun et non sur des récriminations ou des clivages du passé.

Je n’oublie pas qu’une vision rétrospective des 60 dernières années en Afrique nous apprend comment les jeunes états indépendants ont dû surmonter pendant cette période le reliquat de la déstructuration sociale de l’esclavage, se départir de la rhétorique paternaliste du colonialisme et de ses vestiges, et sortir indemnes de l’échiquier de la guerre froide.

Par conséquent la tentation était forte pour ne pas investir suffisamment d’efforts dans le long processus de l’éducation civique, entravant la création d’une mémoire collective, préférant l’impact de ce qui est immédiat et visible, mais pas nécessairement le plus durable.

On doit reconnaître que la diplomatie de tous horizons n’a pas assez contribué ces dernières décennies à la confirmation de la solidarité internationale, et avec elle à l’excellence et à la conscience morale, pour qu’elles deviennent le fondement de la convivialité et de la fraternité dans ces pays nouveaux.
La diplomatie des valeurs n’a pas toujours été au rendez-vous pour donner une juste valeur à la justice internationale, au développement durable et à la défense des droits de l’Homme.

L’avidité des pouvoirs internes et les intérêts latents externes, au lieu de la fraternité, ont donné la place à l’ignorance et parfois à ses inévitables compagnons : la violence, la pauvreté, la cruauté vis-à-vis du respect citoyen.

Mais en 2016 nos yeux ne peuvent plus rester fermés. La diplomatie moderne signifie que les réponses aux questions complexes de notre monde doivent être impérativement légitimes –en accord avec le droit interne et international- et efficaces, c’est-à-dire, qu’elle doit trouver des solutions aux problèmes réels des populations.

La réalité et la densité géostratégique de nos jours (matières primaires, croissance économique et démographique, défis sécuritaires, etc.) exigent de limiter la tendance à la « marchandisation » des relations internationales en général, mais avec l’Afrique en particulier, mettant les hommes et les femmes au cœur de nos échanges.
Magnifions nos regards, allons au-delà de cette Afrique source nourricière du monde, d’une Afrique qui compterait seulement sur la diplomatie économique ou l’aide au développement. Donnons valeur au nombre grandissant de jeunes hommes et femmes en Afrique qui sont prêts à travailler pour le bienfait de leurs communautés, qui sont prêts à prendre leur destin en main et celui de leurs nations. Cette immense énergie humaine, ce potentiel social est la source naturelle, la matière première la plus importante d’Afrique.
Si l’Afrique se convainc qu’elle est un partenaire politique pour nous tous, si d’abord les populations s’approprient cette conviction, puis les pays, les organisations régionales, jusqu’à l’Union africaine, elle sera certainement entendue en Europe.

Attardons-nous un moment sur les relations entre l’Afrique et l’Europe. Elles sont irrémédiablement liées par l’histoire, par des langues en commun, par l’interaction de leurs populations et de leurs diasporas, par leurs intérêts économiques du moment mais surtout par leur avenir : ce qu’un sage a défini avec la concision de la langue anglaise comme : « The unavoidability of togetherness », le fait irrémédiable de vivre ensemble.

J’ai l’impression qu’une nouvelle mentalité se développe au sein des Européens qui ne considère plus l’Afrique comme un pays mais qui s’efforce de comprendre sa diversité.

Les institutions européennes, les nouvelles générations en Europe ne portent plus le lourd fardeau de la colonisation. Nous regardons l’Afrique d’une manière plus fraiche, plus pragmatique, plus responsable. Beaucoup d’entre nous ont appris à vivre dans des sociétés où la diversité de couleur de peau ou d’origine n’est plus un obstacle. Les phénomènes tragiques de ces dernières années au nord de Mali, par exemple, ou ces jours-ci les cadavres des migrants dans la Méditerranée ont eu, au moins, un effet positif sur la société européenne : elle s’est rendu compte de la proximité géographique mais aussi stratégique avec l’Afrique.

D’un côté au nord de la Méditerranée, une société qui est arrivée à atteindre un niveau de confort très vivable, même si la crise actuelle le menace. Sur le versant sud, l’Afrique effervescente qui multiplie sa population par deux tous les 20 ans, avec une moyenne d’âge par exemple au Togo de 19 ans. En 2035, dans 20 ans seulement (au moment où le ministre Dussey devrait prendre sa retraite), le nombre de jeunes Africaines et Africains qui atteindront l’âge de travailler sera supérieur à celui du reste du monde ensemble. Au même moment, l’Europe arrivera à peine à un ratio d’une seule personne en activité pour une personne à la retraite.

Complémentarité ? Communion d’avenir ? Reste à savoir si nous tous voulons entendre ce message.

Sans oublier les erreurs du passé, j’ai la forte conviction que les Européens souhaitent maintenant construire un futur commun, ils se posent surtout la question non de comment travailler « en » ou « pour » l’Afrique, mais « avec » l’Afrique.

Chers amis Africains, soyez rassurés que le discours propre à un certain populisme en Europe selon lequel, dans un monde idéal, chacun resterait chez soi, dans des Etats-nations immuables, comme des îles, recroquevillées sur eux-mêmes, reste très heureusement minoritaire.

Le défi est énorme. Selon les estimations, au rythme actuel, l’Afrique devra créer 18 millions de nouveaux postes de travail par an. Les statistiques montrent qu’en Afrique il y a actuellement 400 millions de jeunes qui n’ont pas de travail ni d’éducation. En Europe nous les appelons les « ni- ni », de « chair à canon », en définitif de nouveaux esclaves dans notre monde globalisé et interconnecté.

Nous avons tous un intérêt égoïste quand il s’agit du développement de l’Afrique : en investissant chez vous, vous investissez en nous. Et cela passe par l’ouverture de nouvelles opportunités de marchés mais aussi par les ressources humaines.

Cela me permet de partager un enseignement sur l’ampleur du défi de développer une éducation solide contre la corruption. Il ne s’agit pas de combattre la corruption ponctuellement ou fermement mais surtout de la punir socialement. A l’instar de la démocratie, élire ceux qui gouvernent est la base, mais pas la finalité. Nous ne sommes pas des démocrates en gagnant seulement dans les urnes mais aussi en gouvernant tous les jours démocratiquement.

Enfin, ces réflexions sont des encouragements, dirigés surtout aux jeunes fonctionnaires présents dans la salle ce soir ; un appel à l’audace dans leurs analyses de la réalité et des enjeux, pour qu’ils évitent à tout prix de se laisser séduire par l’immobilisme.

Il nous faut un enthousiasme renouvelé de la part des jeunes Africains, semblable à celui qui a envahi l’Afrique au moment des indépendances. Cela doit être un enthousiasme rassembleur, un enthousiasme qui évite les préjugés et les tendances à se replier vers une thématique qualifiée de « problèmes africains » qui serait une espèce de relativisme culturel en réalité inexistant. L’Afrique n’a jamais eu dans son histoire une jeunesse aussi bien éduquée, avec une connaissance aussi lucide des paradoxes de notre monde. Le chemin de la prospérité économique et de la bonne gouvernance ouvert par cette jeunesse évitera les dérapages tragiques de ceux qui décident, par nécessité et non par choix, d’entreprendre la voie de la migration irrégulière. La réussite de cette jeunesse africaine doit devenir la garantie d’entente sur les grandes questions internationales avec l’Afrique au premier plan.

Je termine.

J’ai plaidé ce soir en cherchant les meilleurs arguments pour une nouvelle diplomatie qui représente les états mais aussi les aspirations des citoyens. Une diplomatie qui élargisse les prérogatives de la diplomatie traditionnelle dans le champ économique, bien sûr, mais aussi dans d’autres comme la culture ou la sécurité, en raison de l’interdépendance croissante et des influences stratégiques diverses.

J’ai encouragé des regards diplomatiques non stéréotypés par l’histoire ou par les intérêts. J’ai appelé à dépasser les « canons diplomatiques », à surmonter les propos qui n’essaient que de convaincre les convaincus, ces discours qui expriment un décalage vis-à-vis de la réalité, défendant ce que nous avons qualifié de « paradigme de l’immobilisme».

Finalement j’ai défendu l’importance, partout mais notamment avec l’Afrique et avec les pays en développement, d’une diplomatie publique moderne qui s’insère dans une logique partenariale et concentre ses efforts de diffusion des valeurs sur l’éducation, la citoyenneté et la justice pour tous, spécialement pour les jeunes. Ce sont les fermetures dans nos économies, dans nos sociétés, les pertes d’opportunités, les plafonds de verre qui sont imposés aux jeunes générations, les corporatismes qui se sont construits, qui à la fois nourrissent la frustration sur le plan individuel et sèment l’ivraie du conflit dans les sociétés. Un grand penseur latino-américain de nos jours a qualifié le XXIème siècle comme « le monde entre guillemets », c’est-à-dire comme celui de l’exercice consistant à incorporer des mots dans le langage public qui très souvent atténue leur signification.

Par exemple, il énumère des statistiques des organismes internationaux qui comptabilisent comme «des écoles » (entre guillemets) les structures qui en réalité n’éduquent pas, ou « des hôpitaux » (entre guillemets) les lieux qui ne soignent pas ou « des entreprises privées » (entre guillemets) qui existent seulement grâce aux finances publiques, ou « des ministères de la Défense » (entre guillemets) qui ne se préparent pas pour se défendre de possibles menaces externes mais plutôt pour contrôler leurs propres citoyens. Mais encore « des médias de communication privés et indépendants » (entre guillemets) qui formellement sont créés par des investisseurs privés et qui nominalement se considèrent indépendants mais qui sont en réalité les esclaves des gouvernements, des grandes entreprises, de partis politiques ou de personnes intéressées qui les financent et les contrôlent, « des volontaires » (entre guillemets) qui s’habillent et se comportent comme des soldats en Ukraine ou en Syrie, « des ONGs » (entre guillemets) qui en réalité sont organisées et contrôlées par des gouvernements.

Ce monde « entre guillemets », ce monde de faux-semblants, a aussi ses expressions favorites dans la diplomatie et les relations internationales : « des partenariats ouverts et sincères » (entre guillemets) ou « de l’amitié entre les peuples » (entre guillemets) qui au contraire démontrent bien leur dépendance ou soumission ou « des Etats défenseurs des droits de l’Homme » (entre guillemets) qui harcèlent leurs citoyens.

Dans le monde de la politique, «des réformes constitutionnelles » (entre guillemets) soumises au référendum pour « donner la voix aux peuples » (entre guillemets) qui se font approuver à la hâte, sous l’épée de la violence ou de l’intimidation, en interdisant les émissions des radios internationales ou empêchant l’utilisation des réseaux sociaux considérés comme subversifs.

Serait-il le XXIème « un siècle entre guillemets » ?

La diplomatie a toujours eu envie, d’hier à aujourd’hui, de résoudre les problèmes par la paix et par le dialogue. Le monde d’aujourd’hui nous demande de mettre à jour nos outils et parmi eux, de déverrouiller « les guillemets » qui parfois enferment nos actions et de ne pas trahir excessivement la liberté intellectuelle de nos citoyens : les nôtres et ceux des pays qui nous accueillent.

Merci beaucoup pour votre attention.