Interview exclusive de Patrick Spirlet, Ambassadeur, Chef de Délégation de l’Union européenne au Togo

L’Union européenne (UE) a repris sa coopération avec le Togo en décembre 2007, après une quinzaine d’années de « brouille » entre les deux parties. Bruxelles avait coupé son aide à Lomé en 1993 pour « déficit démocratique ». La situation a été normalisée, suite aux efforts fournis par les autorités togolaises en matière du respect des droits de l’Homme et la bonne tenue des législatives d’Octobre 2007. Quel bilan peut-on dresser, après environ cinq années de reprise de coopération avec le Togo ? Patrick Spirlet, Ambassadeur, Chef de Délégation de l’Union européenne au Togo précise les secteurs dans lesquels l’UE a investi après ce retour. M.Spirlet explique également le processus d’octroi du Fond Européen de Développement (FED) aux pays ACP. Le Chef de Délégation de l’UE au Togo aborde également quelques questions liées à l’actualité politique au Togo.

Savoir News : L’Union Européenne (UE) a repris sa coopération avec le Togo en décembre 2007, après une quinzaine d’années de « brouille » entre les deux parties. Quelles sont les principaux secteurs dans lesquels l’UE a investi, après ce retour.

Patrick Spirlet :

L’Union européenne intervient sur la base de plusieurs instruments de financement et donc dans de nombreux secteurs mais certains, financés sous le Fonds européen de développement (FED), concentrent une plus grande partie de notre appui. Donc, au delà de nombreux projets en appui aux Acteurs non Etatiques ou aux Autorités Locales (ANE AL), les grands secteurs de concentration, depuis la reprise, sont :

 la gouvernance démocratique où je peux mentionner, entre autres, les appuis au processus électoraux de 2007 et 2010, l’appui à la modernisation de la justice, l’appui à la Commission, Vérité, Justice et Réconciliation (CVJR) ou au Ministère des Droits de l’Homme et, un projet en voie de finalisation, celui de la formation de la police.

 la gouvernance et la croissance économique où notre intervention se matérialise par des programmes d’appui institutionnels à l’administration publique avec une concentration particulière sur des ministères clés tels que celui de la planification et celui de l’économie et des finances. Les activités et financements principaux tournent autour de la gestion des finances publiques, de la statistique et des programmes d’appui au budget de l’Etat qui, comme vous le savez, sont liés à des indicateurs de suivi et de performance très stricts.

 l’appui aux infrastructures, particulièrement dans le domaine de l’eau, de l’assainissement où l’Union européenne s’est d’abord investie dans la reconstruction et l’aménagement urbain à Lomé et dans 10 villes à l’intérieur du pays, entre autres, au niveau des voiries et de l’assainissement pluvial et lagunaire. Dans ce secteur nous finalisons la préparation d’un vaste programme, qui visera à créer une quatrième lagune dans l’Est de Lomé, au nord de la zone portuaire, après celle d’Akodessewa, et assurer la protection définitive des quartiers de Lomé contre les inondations. Dans le pays plusieurs programmes dont celui de « l’initiative de l’Union européenne pour les objectifs du millénaire pour le développement » (initiative UE pour les OMD) » concernent l’accès à l’eau potable.

 un projet d’appui à l’environnement dans une approche de renforcement des initiatives décentralisées.

Enfin, nous avons également un projet important de renforcement des capacités de la société civile dans le domaine de la réconciliation nationale qui s’ajoute aux nombreux autres projets mis en œuvre par la société civile togolaise et internationale ou par les autorités locales dans des domaines très variés : agriculture, environnement, justice , prisons, personnes handicapées, enfants, nutrition, Droits de l’homme et éducation civique…

Ceci n’est évidemment pas une description exhaustive de notre coopération mais donne une idée, comme vous le souhaitiez, des grands axes de celle-ci. Il faudrait y rajouter les projets régionaux ou panafricains dont le Togo est bénéficiaire dans de différents domaines : le secteur privé, la sécurité ou les transports, en particulier, le poste juxtaposé de Noépé à la frontière Togo/Ghana en construction.

Globalement ces appuis correspondent à des décaissements moyens de 40 millions d’euro ou 26 milliards de FCA par année.

Savoir News : Le processus de programmation du 11e FED a démarré depuis quelques mois par des consultations avec les différentes couches. Comment le montant du FED – en faveur d’un pays – est-il déterminé ? Et dans quels secteurs l’UE compte concentrer ses actions dans le cadre de ce 11e FED ?

Patrick Spirlet : Les allocations financières de chaque pays ACP (Afrique, Caraïbes et Pacifique) seront définies en fonction de plusieurs critères dont principalement :

 les performances du pays dans la mise en œuvre du 10ème FED et sa capacité d’absorption ;

 les besoins du pays et son niveau de pauvreté,

 la dimension de fragilité du pays.

Mais d’autres critères ont leur importance, tels les perspectives d’avancement des reformes démocratiques, d’amélioration de la gouvernance et de la gestion des finances publiques. Les questions liées à la progression dans le domaine des Droits de l’homme et de la justice deviennent aussi des facteurs de plus en plus importants qui sont pris en considération.

Il est encore difficile de parler de secteurs d’intervention pour le 11ème FED car les discussions se poursuivent ici et à Bruxelles, mais les premières idées déjà débattues conformément aux axes de la « Stratégie de Croissance Accélérée et inclusive de la Promotion de l’Emploi » (SCAPE) s’orientent vers :

 La gouvernance démocratique avec un accent sur la justice et les Droits de l’homme ;

 La gouvernance économique avec une concentration sur la gestion des finances publiques et la lutte contre la corruption ;

 Les villes secondaires comme pôle de développement prenant en compte l’urbanisation et l’attractivité économique de celles-ci afin de favoriser leur croissance et donc l’emploi des jeunes et compenser l’urbanisation de Lomé.

Nous devrions avoir des éléments plus précis au début de l’année prochaine.

Savoir News : Les togolais doivent renouveler les députés à l’Assemblée nationale. L’ambiance politique est morose depuis quelques mois, certains partis politiques de l’opposition réclamant des réformes constitutionnelles et institutionnelles. Les missions d’observation de l’UE avaient formulé certaines recommandations, notamment en 2007. Pensez-vous que les recommandations formulées par ces missions sont mises en œuvre ? Si oui, lesquelles ?

Patrick Spirlet : D’une part, une partie des recommandations ont été mises en œuvre, certaines liées au code électoral, d’autres sont du ressort de la « Commission Electorale Nationale Indépendante » (CENI) et d’autres dépendent d’une négociation politique. Enfin certaines recommandations sont difficilement applicables, comme les votes dans les prisons et les hôpitaux, ou ne peuvent pas être mises en œuvre à court terme, comme celui des togolais à l’étranger.

Ainsi, avec le nouveau code électoral, des recommandations ont été prises en compte ou le seront, notamment pour ce qui concerne la structure administrative d’appui à la CENI et la transparence de ses travaux, la nécessité de mise à jour du fichier électoral, les procédures d’accompagnement des procédures de vote, l’affichage, la traçabilité et la publication des résultats détaillés.

D’autre part, une autre partie n’a pas encore été matérialisée ou l’a été partiellement, comme les dispositions précises de centralisation progressive des résultats, certains contentieux et recours, les critères de sélection du personnel des bureaux de vote, certaines modalités alternatives de vote. Mais la CENI a la possibilité d’améliorer cette situation.

Au delà du débat politique actuel sur la composition de la CENI, celle-ci aura donc de grandes responsabilités pour faciliter la mise en œuvre des recommandations visant, entre autres, le chronogramme, la rationalisation de son travail par domaines de compétence, les modalités du financement de son budget, son règlement intérieur, les importantes procédures opérationnelles des différentes phases électorales y inclus des « Commissions Electorales Locales Indépendantes » (CELI), les guides et formations ainsi que les procédures de centralisation et de publication des résultats.

Enfin comme je vous le disais en introduction, certaines recommandations font objet de débat sur le plan politique comme celle de la « carte électorale » qui vise un rééquilibrage de la représentativité ou celle de l’élargissement du dialogue politique hérité du Cadre Permanent de Dialogue et de Concertation (CPDC) qui a donné lieu au CPDC rénové.

Savoir News : Le 3 octobre dernier, l’ambassadeur d’Allemagne Joseph Weiss déclarait : « (…) Une chose est certaine : si la classe politique togolaise choisit la confrontation et des moyens, autre que le dialogue, les solutions ne vont pas venir de l’extérieur ». Etes-vous dans la même logique que le diplomate allemand ?

Patrick Spirlet : Oui, notre politique ici a toujours été de favoriser l’apaisement et le dialogue que ce soit le dialogue politique inter-togolais ou à travers la Commission, Vérité, Justice et Réconciliation (CVJR) ou d’autres types d’intervention.

Vous n’êtes pas sans savoir aussi que les positions européennes en matière de relations extérieures sont étroitement coordonnées avec ses états membres, d’autant plus, depuis le traité de Lisbonne qui renforce le rôle de l’Union européenne à ce niveau.

Savoir News : 13 des 15 membres élus pour la CENI ont prêté serment mercredi. Certains principaux partis de l’opposition refusent de siéger au sein de cette commission pour exiger un dialogue « franc et sincère » avec le pouvoir pour la composition de cette Commission. Quel appel avez-vous à l’endroit des togolais, notamment de la classe politique togolaise ?

Patrick Spirlet : C’est une question très délicate et sensible où la perception et la réalité politique se mélangent. Il faut favoriser un processus électoral crédible transparent et inclusif tout en évitant les blocages. Nous ne pouvons que regretter l’échec de nombreuses initiatives de dialogue déjà proposées et ne pouvons que réitérer notre message de poursuivre dans cette voie pour renouer les liens et permettre une discussion franche sur les dossiers importants.

Malgré des propos parfois acerbes de part et d’autre, il y a des signaux positifs d’ouverture. Il faut saisir cette occasion afin d’éviter toute augmentation de tension et de méfiance, et pour créer un climat apaisé nécessaire à la bonne mise en œuvre du processus. FIN

Propos recueillis par Junior AUREL

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